Vers la fin des recours abusifs contre les autorisations d’urbanisme ?

Par un arrêt du 10 février 2016, n°387507, le Conseil d’État a jugé manifestement irrecevable un recours dirigé contre un permis de construire portant sur un immeuble collectif de 18 logements, alors que les requérants étaient des propriétaires de maisons individuelles situées à proximité immédiate du projet.

S’inspirant largement de la proposition du rapport réalisé par le groupe de travail Labetoulle, le gouvernement a adopté par ordonnance du 18 juillet 2013 l’article L. 600-1-2  du code de l’urbanisme, qui définit en ces termes  l’intérêt pour agir contre les autorisations d’urbanisme:

« Une personne autre que l'Etat, les collectivités territoriales ou leurs groupements ou une association n'est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d'aménager que si la construction, l'aménagement ou les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance du bien qu'elle détient ou occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d'une promesse de vente, de bail, ou d'un contrat préliminaire mentionné à l'article L. 261-15 du code de la construction et de l'habitation ».

Les premières décisions rendues par le Conseil d’État sur l’article L. 600-1-2 ont précisé, d’une part, qu’il n’était applicable qu’aux autorisations postérieures à l’entrée en vigueur de l’ordonnance, à savoir le 19 août 2013 (Conseil d’Etat, Avis, 18 juin 2014, n°376113) et d’autre part, que ce texte ne portait pas « une atteinte substantielle aux droits des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction, tel qu’il est garanti par l’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (Conseil d’Etat, 27 juin 2014, n°380645).

Il fallut attendre l’arrêt du 10 juin 2015, Brodelle, n°386 121 (Publié au BJDU5/2015 p. 368, ccl° de M. Alexandre Lallet, rapporteur public, note Jérôme Tremeau) pour que la Haute Juridiction détermine  la grille de lecture de l’article L. 600-1-2.

Par cet arrêt, le Conseil d’Etat organise une analyse de l’intérêt pour agir en trois temps : supposant d’abord un exposé de la lésion par le demandeur, puis une critique éventuelle dudit intérêt par le ou les défendeurs, pour enfin aboutir l’appréciation du juge :

« 5. Considérant qu'il résulte de ces dispositions qu'il appartient, en particulier, à tout requérant qui saisit le juge administratif d'un recours pour excès de pouvoir tendant à l'annulation d'un permis de construire, de démolir ou d'aménager, de préciser l'atteinte qu'il invoque pour justifier d'un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d'affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien ; qu'il appartient au défendeur, s'il entend contester l'intérêt à agir du requérant, d'apporter tous éléments de nature à établir que les atteintes alléguées sont dépourvues de réalité ; qu'il appartient ensuite au juge de l'excès de pouvoir de former sa conviction sur la recevabilité de la requête au vu des éléments ainsi versés au dossier par les parties, en écartant le cas échéant les allégations qu'il jugerait insuffisamment étayées mais sans pour autant exiger de l'auteur du recours qu'il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu'il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci ».

Il ressort nettement de cette décision que le requérant doit, à peine d’irrecevabilité, non seulement se prévaloir d’un intérêt lésé, mais également  faire état d’éléments « suffisamment précis et étayés » afin d’établir que le projet est « susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien ».

Monsieur Jérôme Tremeau,  qui commente l’arrêt dans les colonnes du BJDU, note que « Cette nouvelle disposition implique de justifier a priori de l’existence et de la réalité de l’intérêt à agir. Comme l’illustre la présente espèce, l’auteur du recours est ainsi contraint de démontrer en quoi la construction, l’aménagement ou les travaux autorisés affectent directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien. C’est d’abord sur lui que pèse la charge de la preuve » (Cf. BJDU 5/2015 p.374). 

Cette nécessité, imposée à tout requérant, de démontrer concrètement son intérêt pour agir, s’écarte radicalement de ce qui était exigé antérieurement par la jurisprudence.

En effet, avant l’entrée en vigueur de l’article L. 600-1-2, il existait une présomption quasiment irréfragable concernant les voisins immédiats, voulant que cette seule qualité suffise à justifier l’existence d’un intérêt lésé (en ce sens, Conseil d’Etat, 14 septembre 1994, Commune de Montdidier, n°112343 ; Conseil d’Etat, 18 mai 1998, Erding, n°168893). Pour les cas plus litigieux, la jurisprudence prenait en compte la distance entre le bien du requérant et le terrain d’assiette, l’importance de la construction, ainsi que la configuration des lieux (en ce sens, Conseil d’Etat, 2 juin 1993, Planfetti, n°130453), tout en procédant à une analyse de la notion d’intérêt lésé plutôt favorable au requérant (cf. Conseil d’Etat, 3 avril 2006, Jolivet, n°258432 ; Cour Administrative d’Appel de Nantes, 12 juin 2015, n°14NT01523 ; Conseil d’Etat, 24 juin 1991, Société Scaex inter Provence côte d’Azur, n°117736). D’ailleurs, les premières décisions des juge du fond relatives à l’interprétation de l’article L. 600-1-2 ont semblé maintenir une présomption d’intérêt pour agir voisins immédiats du projet (en ce sens, Cour Administrative d’Appel de Marseille, 20 avril 2015, n°13MA00145 ; Cour Administrative d’Appel de Nancy, 3 avril 2014, n°13NC01599 ; Cour Administrative d’Appel de Nantes, 1er juin 2015, n°14NT02030).

 

L’arrêt du 10 février 2016, n°387507, permet au Conseil d’Etat d’apporter des précisions importantes dans la mise en œuvre de l’article L. 600-1-2, mais aussi de confirmer qu’il ne peut exister aucune présomption d’intérêt pour agir :

« il résulte de ces dispositions [art. L. 600-1-2] qu'il appartient à tout requérant qui saisit le juge administratif d'un recours pour excès de pouvoir tendant à l'annulation d'un permis de construire, de démolir ou d'aménager, de préciser l'atteinte qu'il invoque pour justifier d'un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d'affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien ;

4. Considérant que les écritures et les documents produits par l'auteur du recours doivent faire apparaître clairement en quoi les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien sont susceptibles d'être directement affectées par le projet litigieux ; qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, pour justifier de leur intérêt à agir, les requérants se sont bornés à se prévaloir de leur qualité de " propriétaires de biens immobiliers voisins directs à la parcelle destinée à recevoir les constructions litigieuses " ; que, par ailleurs, les pièces qu'ils ont fournies à l'appui de leur demande établissent seulement que leurs parcelles sont mitoyenne pour l'une et en co-visibilité pour l'autre du projet litigieux ; que, le plan de situation sommaire des parcelles qu'ils ont produit ne comportait que la mention : " façade sud fortement vitrée qui créera des vues " ; qu'invités par le greffe du tribunal administratif, par une lettre du 28 août 2014, à apporter les précisions nécessaires à l'appréciation de l'atteinte directe portée par le projet litigieux à leurs conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de leur bien, ils se sont bornés à produire, le 5 septembre suivant, la copie de leurs attestations de propriété ainsi que le plan de situation cadastral déjà fourni ; que, dans ces conditions, la présidente de la deuxième chambre du tribunal administratif de Marseille a procédé à une exacte qualification juridique des faits en jugeant que les requérants étaient dépourvus d'intérêt à agir contre le permis de construire litigieux ; que c'est sans commettre d'erreur de droit ni méconnaître l'article 6 paragraphe 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ni aucun principe qu'elle a rejeté leur demande comme manifestement irrecevable par ordonnance, sans audience publique, sur le fondement du 4° de l'article R. 222-1 du code de justice administrative ».

La Haute juridiction valide ainsi la « qualification juridique des faits » effectuée par le Président de la deuxième chambre du tribunal administratif de Marseille qui a estimé, d’une part, que l’invocation de la qualité de propriétaires voisins immédiats du terrain d’assiette du projet était insuffisante, et que d’autre part, la production d’une attestation de propriété et d’un plan cadastral portant la mention de l’existence d’une « façade fortement vitrée et la création de vues » ne répondait pas à l’exigence faite au demandeur de fournir des « éléments suffisamment précis et étayés » établissant l’atteinte directe aux conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien.

Le Conseil d’Etat confirme donc que la preuve d’un intérêt lésé incombe à « tout requérant », nonobstant la proximité existant entre son bien et le terrain sur lequel porte l’autorisation, éradiquant toute trace de présomption d’intérêt pour agir concernant le voisin immédiat.

Si en l’espèce les juges du Palais Royal sanctionnent essentiellement la légèreté des requérants dans l’administration de la preuve de leur lésion, ils jugent tout de même que la simple évocation de la création de vues et de la proximité avec la parcelle est insuffisante…ce qui est assez sévère.

 

Le second apport de l’arrêt est d’affirmer que le juge n’est pas tenu de soumettre au contradictoire les éléments obtenus, si le requérant ne fait d’emblée « apparaître clairement » en quoi le projet affecte ses conditions d’occupation, d’utilisation, de jouissance de son bien.

Si cette lacune persiste, malgré la demande de précisions sollicitée par le juge, ce dernier est susceptible de prendre une ordonnance pour irrecevabilité manifeste de la requête, sur le fondement de l’article R. 222-1 du code de justice administrative (L’arrêt procède ici à une transposition au droit de l’urbanisme de l’arrêt du Conseil d’État du 23 juillet 2014, numéro 362150, qui avait affirmé qu’une requête irrecevable pour défaut d’intérêt à agir puisse être rejetée par ordonnance, tant en première instance qu’en appel).

Ce faisant, le Conseil d’État admet le rejet par ordonnance, non pas simplement dans l’hypothèse d’une carence du demandeur à se prévaloir d’un intérêt lésé, ou encore lorsque celui-ci refuse de produire à la demande du Président de chambre des éléments probants, mais même lorsque lesdits éléments produits ne convainquent pas le juge.

Il est ainsi patent que le Conseil d’État entend restreindre sévèrement l’intérêt à agir des requérants et corrélativement donner un effet utile à l’article L 600–1–2 du code de l’urbanisme en permettant un rejet, par ordonnance, des recours irrecevables.

Il était effectivement indispensable que le juge administratif puisse rejeter par ordonnance les recours « manifestement » irrecevable, dès lors qu’il est incontestable qu’un an et demi, ou plus, après le dépôt de la requête, apprendre que celle-ci est irrecevable plutôt qu’infondée n’a aucun intérêt pour le professionnel de la construction, dont le projet est bloqué depuis l’introduction de l’instance.

 

Toutefois, si le principe ainsi posé devait donner lieu à une analyse trop restrictive de l’intérêt pour agir par les juridictions du fond, en sanctionnant les démarches non abusives de riverains, il conduirait ceux-ci à saisir le juge judiciaire, une fois bâtiment réalisé.

En effet, les requérants déboutés par le juge du permis pourront toujours agir sur le fondement de l’article L. 480-13 b) du code de l’urbanisme, et ainsi obtenir le versement de dommages et intérêts (imposant d’ailleurs une nouvelle saisine du juge administratif par la voie de la question préjudicielle).

Il leur sera également loisible d’agir sur le fondement du trouble anormal de voisinage qu’occasionne la construction ou l’aménagement, sans que le caractère définitif de l’autorisation y fasse obstacle (en ce sens, Cour de Cassation, 20 juillet 1994, n°92-21801) ; étant précisé que le constat par le juge administratif que le projet n’est pas de « nature à affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance du bien », a fortiori lorsqu’il est effectué par ordonnance, ne signifiera pas nécessairement que le juge judiciaire écartera la notion de trouble anormal de voisinage.

Vraisemblablement, une restriction trop importante de l’accès au juge administratif  occasionnera un basculement du contentieux de l’aménagement urbain -en réalité de ses conséquences- vers le juge judiciaire.

De surcroît, l’article L. 600-1-2 du code de l’urbanisme excluant de son dispositif les associations, il est probable que des riverains « avertis », propriétaires de biens situés dans un secteur devant faire l’objet d’un renouvellement urbain s’organisent sous forme d’association (de préférence avant l’affichage en mairie des demandes de permis de construire afin d’éviter l’irrecevabilité tirée de la méconnaissance de l’article L. 600-1-1 du code de l’urbanisme) à dessein de contourner la sévérité de cette disposition vis-à-vis du requérant lambda…exposant au courroux des riverains « associés » tant l’autorisation d’urbanisme que le projet urbain résultant du document d’urbanisme.

 

 

 

L’article L. 600-1-2 du code de l’urbanisme, dans ses nouveaux contours définis par le Conseil d’Etat, répond à l’impérieuse nécessité de créer des logements et dote le juge administratif d’un outil efficient permettant de limiter l’incidence des recours abusifs sur la commercialisation et la réalisation des programmes immobiliers. Cependant, le rejet par ordonnance devra être limité aux recours « manifestement abusifs ». Il nous semble qu’il serait paradoxal qu’une application trop sévère cette disposition aboutisse à terme à ce que, une fois logés, les heureux propriétaires et occupants ne puissent pas défendre leur occupation, utilisation, ou jouissance pourtant « régulière » dudit logement, protégeant ainsi davantage le constructeur de l’édifice que ses occupants.

 

Ronan Blanquet

Avocat au barreau de Rennes

 

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